Depuis 2023, la Tunisie connaît une intensification spectaculaire des expulsions collectives, des refoulements, et des démantèlements de camps de migrants — phénomène qui risque de s’accélérer à la suite de la nouvelle politique migratoire de Union européenne (UE), laquelle désigne désormais la Tunisie comme “pays d’origine sûr” (safe country) et “pays tiers sûr” pour les retours. Cette évolution pose des questions lourdes sur les droits humains, la cohésion sociale, et l’avenir économique et moral du pays.

Le 6 février 2025, des familles de migrants tunisiens disparus en mer ont manifesté devant l’ambassade d’Italie à Tunis. Elles ont scandé des slogans et brandi des banderoles dénonçant l’Union européenne et les « frontières meurtrières » de l’Italie, tout en défendant la dignité des migrants. Parmi les migrants qui tentent de trouver un avenir meilleur en traversant la Méditerranée, de nombreux Tunisiens continuent de perdre la vie lors de ce périlleux voyage.
Une vague de retours forcés déjà en cours
Selon un rapport de Amnesty International publié en novembre 2025, les autorités tunisiennes auraient procédé depuis juin 2023 à “au moins 70 expulsions collectives” impliquant plus de 11 500 personnes, en grande majorité des migrants et réfugiés africains subsahariens. Beaucoup ont été abandonnés dans des zones désertiques de la frontière avec la Libye ou l’Algérie, sans eau, sans nourriture, après confiscation de leurs papiers, téléphones, et argent — des pratiques dénoncées comme des violations graves du droit à la vie et du principe de non-refoulement. Amnesty International+2Amnesty International+2

En 2024, selon un rapport de Human Rights Watch (HRW), les expulsions collectives se sont poursuivies : pour ce seul exercice, des centaines de migrants et demandeurs d’asile ont été renvoyés vers les frontières, notamment après des raids dans des camps informels ou des centres d’hébergement à Tunis, Sfax ou Zarzis. hrw.org+2hrw.org+2
Parallèlement, les autorités poursuivent un programme de « retours volontaires assistés » en collaboration avec l’International Organization for Migration (IOM) : en 2024, environ 7 250 migrants irréguliers auraient été rapatriés vers leurs pays d’origine, et en début 2025, 4 500 autres sont partis volontairement. La Presse de Tunisie+2Anadolu Ajansı+2
Mais ces chiffres, mêlant retours “volontaires” et expulsions forcées, masquent des réalités terribles pour ceux qui n’ont pas les moyens — ou le désir — de repartir.
Pourquoi ces retours massifs — et quel rôle joue l’UE ?
Depuis l’accord migratoire 2023 entre l’UE et la Tunisie, conclu pour réduire les flux irréguliers vers l’Europe, les garde-côtes tunisiens sont mieux équipés, financés et formés — ce qui a permis une baisse spectaculaire (jusqu’à 80 %) des départs irreguliers vers l’Europe en 2024, selon les autorités tunisiennes. Anadolu Ajansı+2La Presse de Tunisie+2
Mais cette coopération s’est faite sans garanties sérieuses en matière de droits humains : la Tunisie ne dispose pas d’une loi nationale d’asile, et le seul organe habilité à traiter les demandes est l’Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). hrw.org+2Amnesty International+2

Le nouveau pacte européen (2025) crée une liste commune de “pays sûrs”, incluant la Tunisie. Cela signifie qu’un migrant subsaharien qui transite par la Tunisie — même s’il s’expose à des risques — peut être renvoyé vers la Tunisie sans examen approfondi de sa demande d’asile. Et l’UE pourrait décider d’établir des “centres de retour / transit” (return hubs) hors Europe, externalisant ainsi la gestion des migrants. Reuters+1
Certains États européens ont déjà entamé des négociations pour ce type d’accords — ce qui rend l’hypothèse d’un afflux massif de retours vers la Tunisie très plausible.
Conséquences sur la société tunisienne
🧨 1. Pression sociale, xénophobie et racisme
La stigmatisation des migrants — notamment subsahariens — augmente depuis 2023. Des discours officiels et des déclarations virulentes ont alimenté des attitudes racistes, des violences, et des expulsions collectives. Amnesty International+2hrw.org+2
Amnesty décrit un glissement sécuritaire dangereux, avec des migrants détenus arbitrairement, des expulsions en mer à haut risque, des violences, voire des actes de torture, et une répression contre les ONG d’aide. Amnesty International+2Amnesty France+2

Si les retours forcés augmentent, le risque d’affrontements communautaires ou de réactions violentes contre des groupes déjà vulnérables devient plus élevé — les migrants peuvent être perçus comme “fardeau” ou “intrus”, générant des tensions, de l’insécurité sociale, et un climat de peur.
🏥 2. Effondrement des protections, crise humanitaire
La Tunisie ne dispose pas d’un système d’asile organisé : pas de loi nationale, absence d’infrastructures adaptées, dépendance totale au HCR pour l’enregistrement des réfugiés. hrw.org+1
Entre 2023 et 2025, les expulsions sans garantie procédurale se sont multipliées — y compris de femmes enceintes, d’enfants, de personnes vulnérables — abandonnées dans le désert ou aux frontières, parfois renvoyées vers des pays dangereux (Libye, Algérie). Amnesty International+2hrw.org+2

Résultat : une crise humanitaire latente — manque d’accès à l’hébergement, à la santé, à l’aide juridique, à la protection des enfants. La répression des ONG réduit considérablement la capacité d’assistance. Amnesty International+2hrw.org+2
🚨 3. Vers la criminalisation de la migration et un climat sécuritaire
Avec le renforcement des expulsions, le démantèlement des camps, et la pression croissante sur les migrants, la Tunisie risque de s’engager dans une politique de “répression institutionnelle”. Détentions arbitraires, refoulement collectif, manque d’accès à la justice, intimidations — autant d’éléments qui contribuent à la criminalisation de la migration. hrw.org+2Amnesty International+2
Une telle trajectoire peut servir de base à un discours politique et médiatique populiste, alimentant la peur, la xénophobie, et l’usage systématique de la force contre les migrants, au détriment des droits humains.

Si la Tunisie réagit violemment aux refus des refoulés : quel coût ?
🌍 1. Une image internationale ternie
Des expulsions massives, des violences, des violations des droits — alors même que l’UE désigne la Tunisie comme « pays sûr » — donnera l’impression d’une complicité européenne dans des abus. Des ONG comme Amnesty ou HRW alertent déjà : l’UE risque d’être complice si elle continue la coopération sans garanties. Amnesty International+2hrw.org+2
Un tel scénario pourrait provoquer des condamnations diplomatiques, des alertes de droits humains, des rapports internationaux, un isolement sur la scène africaine (notamment auprès de l’Union africaine — déjà sensible à la question des migrants).
🏖 2. Impact sur le tourisme, l’investissement, l’économie
Le tourisme reste l’un des piliers de l’économie tunisienne. Or, l’image de la Tunisie comme “pays de violences, de déportations, de xénophobie” peut sérieusement entacher l’attractivité touristique. Des touristes étrangers — sensibles aux droits humains, à la stabilité, à la sécurité — pourraient éviter le pays, ce qui fragiliserait encore un secteur en pleine reprise.
De même, les investisseurs étrangers, les bailleurs internationaux et les donateurs (notamment de l’UE) pourraient conditionner l’aide ou réduire les flux de capitaux si la Tunisie est perçue comme violant les engagements en matière de droits humains.

🤝 3. Pressions diplomatiques et fragilisation des partenariats
Si la Tunisie est vue comme un pays où les migrants sont maltraités, abandonnés ou expulsés sans protection, les accords de coopération avec l’UE — pour la migration, les aides, les projets — pourraient être remis en cause, suspendus, ou renégociés sous conditions strictes. Les pressions diplomatiques pourraient s’intensifier, avec un risque d’isolement régional ou international.
💥 4. Un risque de “boomerang” migratoire et d’instabilité
Les expulsions forcées, les violences et l’absence de protection poussent souvent des migrants à la clandestinité, à la fuite vers des routes encore plus dangereuses, à recourir aux réseaux de passeurs. Plutôt qu’éteindre les flux migratoires, cela pourrait les rendre plus invisibles, plus périlleuses, plus incontrôlables — aggravant l’instabilité sociale et humanitaire.
Témoignages et chiffres — pour donner du poids au débat
« On les a vus se noyer » — une migrante camerounaise, interrogée par Amnesty, décrit un naufrage après interception en mer par les garde-côtes tunisiens : “Ils frappaient notre bateau… Il y avait des femmes et des bébés… On n’a jamais eu aussi peur.” Amnesty International
Selon le rapport mondial 2025 de HRW, plus de 15 600 réfugiés et demandeurs d’asile étaient enregistrés en Tunisie en octobre 2025, dont 7 400 Soudanais ayant fui le conflit. hrw.org+1
Mais malgré ces chiffres, la Tunisie reste sans loi nationale d’asile : l’enregistrement et la protection restent du ressort exclusif du HCR — tandis que l’État criminalise l’entrée, le séjour ou la sortie irréguliers. hrw.org+1
Entre juin 2023 et mai 2025, au moins 70 expulsions collectives, plus de 11 500 personnes concernées — familles, femmes, enfants — abandonnées dans des zones désertiques. Amnesty International+1
Pourquoi cette situation représente un tournant dangereux
- On bascule d’une politique migratoire “souple et ambiguë” (migrants tolérés, camps tolérés, flux transit) à une logique de « contrôle total, refoulements, externalisation » — avec une forte dimension sécuritaire.
- On sacrifie les droits humains et la dignité des personnes au profit d’objectifs de contrôle migratoire, obéissant à des pressions externes (UE).
- On fragilise la cohésion sociale, on attise le racisme, on met en danger des populations vulnérables, tout en risquant des retours massifs invisibles, clandestins, dangereux.
- On hypothèque l’avenir du pays — non seulement humainement, mais économiquement, diplomatiquement, moralement.

Que pourrait faire la Tunisie — ou que devrait faire la communauté internationale — pour éviter le pire ?
- Mettre en place une loi nationale d’asile : créer un système officiel, transparent, avec des procédures justes, des garanties pour les réfugiés, un accès aux droits — éviter qu’un pays se transforme en “zone de rejet”.
- Réouvrir le rôle du HCR, garantir l’accès des ONG, assurer la protection des migrants et réfugiés, stopper les expulsions collectives sans une évaluation individuelle.
- Lancer des initiatives d’intégration, d’aide sociale, d’hébergement, d’assistance médicale et psychologique pour les personnes vulnérables, plutôt que de les criminaliser.
- Mettre en œuvre des campagnes publiques pour combattre le racisme et la xénophobie, sensibiliser la population, promouvoir la dignité humaine.
- Pour l’UE et la communauté internationale : ne pas externaliser la gestion migratoire sans garanties concrètes, exiger des évaluations indépendantes, conditionner l’aide à des respects effectifs des droits.

Conclusion
Désigner la Tunisie comme “pays sûr” et “pays tiers sûr” — dans le cadre de la politique migratoire de l’UE — n’est pas un simple changement administratif. C’est une dérive lourde de conséquences : retours forcés massifs, expulsions, abandon, violences, stigmatisation, crises humanitaires, effondrement des protections, pression sociale, détérioration de l’image internationale.
La Tunisie se trouve à un carrefour dangereux : choisir la voie de la répression et du refoulement, c’est accepter de devenir un “gouffre” humain; choisir la voie de la protection et de l’humanité, c’est assumer un rôle difficile, mais moral — un rôle cohérent avec sa Constitution, avec les conventions internationales, et avec les valeurs d’accueil et de solidarité.
Pour la dignité, pour l’image du pays, pour l’avenir social et économique — mais surtout pour des vies humaines — le choix est crucial. Et il dépend d’une volonté politique, d’une responsabilité collective, d’une prise en compte de l’humain avant les pressions migratoires ou sécuritaires.




