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Zaradasht Ahmed, Prix Lina Ben Mhenni aux JCC, ou l’art de filmer après la guerre

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Hier, aux Journées Cinématographiques de Carthage, le réalisateur kurdo-norvégien Zaradasht Ahmed, auteur du film documentaire, The Lions by the River Tigris, a reçu le Prix Lina Ben Mhenni, distinction majeure qui consacre un cinéma engagé, profondément humain et fidèle aux valeurs de justice et de liberté.

Le prix lui a été remis par la militante Emna Ben Ghorbel, mère de Lina Ben Mhenni, accompagnée de l’ex-prisonnier politique Hechmi Ben Fraj, président de l’Association Lina Ben Mhenni — un moment chargé d’émotion et de sens, où mémoire, résistance et création se sont rencontrées.

Mosul, la ville-mémoire éventrée

En 2017, après trois années sous la férule de l’organisation État islamique, les habitants de Mossoul livrent une bataille de neuf mois pour reprendre leur ville. La libération se solde par une destruction massive, notamment dans la vieille ville, cœur historique vieux de plusieurs millénaires. Des quartiers entiers sont rasés. Des maisons, des musées, des vies disparaissent.

C’est dans ce paysage d’apocalypse que Zaradasht Ahmed pose sa caméra. Non pour filmer la guerre en action, mais pour observer ce qu’il en reste.

« La vieille ville de Mossoul est un musée vivant. Et pourtant, le monde ignore ce qui lui est arrivé », confie-t-il.

Deux hommes, une porte, deux lions

Au centre du film The Lions by the River Tigris : une porte sculptée, surmontée de deux lions de pierre, seuls vestiges d’une maison détruite. Autour de ce seuil symbolique se croisent deux trajectoires.

Bashar, ancien propriétaire de la maison, rêve de reconstruire ce lieu chargé de souvenirs familiaux.
Fakhri, collectionneur et passionné de patrimoine, souhaite préserver cette porte comme un objet historique à sauvegarder.

Leurs visions s’opposent parfois, mais leur combat est le même : sauver la mémoire de Mossoul, redonner une âme à une ville meurtrie.

Filmer l’après, pas l’horreur

Contrairement à son précédent film Nowhere to Hide, qui montrait frontalement la violence du conflit, Ahmed choisit ici de s’éloigner des images de guerre.

La raison est aussi intime que politique.
Pendant la fabrication du film, le monde replonge dans une succession de conflits : Ukraine, Gaza, Liban, Soudan…

« La brutalité est désormais diffusée en direct. J’ai compris qu’il existait d’autres manières, peut-être plus fortes, de parler de la guerre. »

À travers Bashar, Fakhri ou Fadil le musicien, le film raconte l’Irak par l’humain, par l’attachement, par la perte, par l’espoir têtu.

La nature comme résistance silencieuse

L’un des choix les plus forts du film réside dans la place accordée à la nature :
des herbes qui poussent dans les gravats, des oiseaux nichant dans les ruines, des chiens errants, le Tigre, omniprésent.

« La nature envoie des messages. L’herbe qui pousse dit que la maison n’est pas morte. Le Tigre, c’est le cœur de la Mésopotamie, le symbole de la vie. »

Dans le Coran comme dans la Bible, le Tigre traverse les civilisations. Il devient ici métaphore de la continuité, malgré la destruction.

Une caméra comme acte moral

Journaliste de formation, Zaradasht Ahmed revendique une approche factuelle, équilibrée, loin de toute propagande.

Il refuse de sur-démoniser ISIS :
les images parlent d’elles-mêmes.

Mais son objectivité n’est jamais déshumanisée. Lorsqu’une scène dégénère — Bashar, fou de rage, s’apprêtant à blesser un pillard — le réalisateur intervient, quitte à briser les règles du cinéma vérité.

« Rien n’est plus précieux qu’une vie humaine. »

Un cinéma à l’image de Lina Ben Mhenni

En récompensant Zaradasht Ahmed, le Prix Lina Ben Mhenni honore bien plus qu’un film. Il célèbre une vision du monde :
un cinéma qui documente sans exploiter,
qui témoigne sans trahir,
qui rapproche au lieu de diviser.

À l’image de Lina Ben Mhenni, dont la mémoire était portée hier par sa mère Emna Ben Ghorbel et par Hechmi Ben Fraj, Ahmed croit que raconter, c’est déjà résister.

Aujourd’hui encore, le réalisateur reste en contact avec les protagonistes du film, collecte des fonds pour aider Bashar à restaurer sa maison et sauver les lions de pierre.

Un cinéma qui ne s’arrête pas au générique de fin.

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