Par Amine Snoussi, essayiste politique, auteur de «la politique des idées» et de «la génération des crises»
Depuis l’annonce du couvre-feu et du confinement de 4 jours en Tunisie, les émeutes de nuit se sont multipliées rappelant de par le mois de janvier mais aussi la nature violente et contestataire des mouvements, le début de la révolution tunisienne. Plusieurs interprétations peuvent être faites, la plus criante est celle d’une confrontation entre deux mondes qui ne se comprennent plus, et qui ne sont peut-être jamais compris.
L’élite et ses amis
La culture, l’emploi, l’économie et la politique: l’élite, comme dans chaque démocratie au monde, centralise les moyens d’émancipation de l’ensemble de la société. Et quand des émeutes éclatent, il faut vite les discréditer. Et c’est ce qui se passe en ce moment en Tunisie, partout sur le territoire, des quartiers populaires de Tunis à ceux de Sousse, les jeunes bravent le couvre-feu et les affrontements avec la police engendrent des émeutes quasiment sans précédent depuis la révolution. “Mais qu’est qu’ils veulent? Quelles sont leurs revendications? Pourquoi la nuit? Pourquoi ils cassent?”
La réponse est simple, c’est que les outils qu’utilise l’élite pour revendiquer des droits ne sont pas les mêmes que pour le reste de la société: ils n’écrivent pas d’articles ou de doléances au gouvernement, ne font pas des manifestations pacifiques bien organisées avec des banderoles et des masques. Les émeutes, c’est la colère sociale dans son aspect le plus brut, naturel sans aucun artifice.
Et si nous sommes prédisposés à penser que c’est choquant ou déplacé, c’est car l’on nous a habitué à des modes de contestations bien doux qui n’attirent pas du tout ni l’attention ni l’intention de nos décideurs. En réalité, il n’y avait rien de plus prévisible.
La faim provoque la fin
Certaines revendications politiques nécessitent une organisation structurée et des mouvements qui mêlent plusieurs acteurs. Mais une revendication primaire, c’est différent. C’est bestial, c’est agressif car l’on parle désormais d’un instinct de survie qu’on cherche à réprimer par la force.
Michel Picard, journaliste à RFI, est partie rencontrer des jeunes mobilisés après le couvre-feu au Kram et leurs revendications furent simples “on veut de l’espoir, et on nous envoie des flics” quant aux tags sur les murs de la Kabaria, ils annoncent de manière précise et directe que ces émeutes sont “la révolution de la faim”.
Si certains continuent de questionner la nature de ses actes, c’est car le déni est bien plus confortable que la réalité sociale. La simplicité dictatoriale de penser que s’ils font des émeutes, c’est que ce sont des criminels et qu’il faut donc les emprisonner est attirante mais c’est un piège qu’il faut éviter si l’on veut réellement stabiliser la situation, et non pas retomber régulièrement dans les mêmes pièges.
Politisation des masses
L’émeute est un moyen dont la légitimité dépend souvent de la structure – pour pouvoir aboutir à un discours, à un changement réel du système, ces émeutes doivent traduire une demande politique. Et c’est le rôle des politiciens d’offrir un horizon et un idéal à ceux qui ne réclament que de l’espoir.
Et quand cet espoir est absent, comme en ce moment dans la scène politique tunisienne qui n’incarne qu’une guerre identitaire continuelle, on se réfugie dans l’émeute. Quand la haine est si forte qu’elle ne peut contenir ni pensée politiquement. Quand l’on a porté une révolution dont d’autres ont profité.
À titre personnel, je ne pourrais jamais faire d’émeutes car je ne me sentirais pas légitime pour le faire. Mais comment pourrais-je le lui reprocher? Quelle autre alternative existe quand l’État nous ignore, nous méprise et nous confisque notre espoir d’un avenir meilleur? Quel autre choix avons-nous quand nous avons faim? C’est deux mondes qui se rencontrent, ceux qui ont faim et ceux qui mangent à leur faim.