Fallujah, la génération Z monte au front !

  • Hamideddine Bouali

Fallujah (1), un feuilleton de 20 épisodes, réalisé par Saoussen Jemni et produit par Sami Fehri, raconte la destinée d’une dizaine de jeunes lycéens affrontant les problèmes inhérents à leur statut ; délinquance, drogue, incompréhension, indifférence des parents, déliquescence de l’enseignement…

Ce feuilleton a attiré des millions de téléspectateurs, battant tous les records d’audience (2), mais suscitant l’ire des enseignants, du ministre de l’Enseignement, des associations de prédicateurs, et même d’une association défendant la mémoire de Fallouja en Irak. Lecture et critique d’un profane…

La faute à Bourguiba ?

Je n’ai toujours pas compris l’insertion de l’extrait d’un discours de Bourguiba (3) dans le générique où il dit en substance, qu’il a construit (à propos de la Tunisie) quelque chose de solide qui restera après lui. Apparemment, et au vu de ce qui est advenu aux protagonistes dans Fallujah, trois jeunes hommes dans une maison de correction, un autre en prison, une jeune fille abusée puis abandonnée, des familles monoparentales et des couples en instance de séparation, des adultes immatures… Bref, la réalisatrice de ce travail impute tous les malheurs d’aujourd’hui à Bourguiba qui s’est totalement fourvoyé, puisque ce qu’il avait construit s’est effondré après lui. Sinon pourquoi le citer en début et à la fin de chaque épisode, pourquoi tenir Bourguiba de responsable de ce qui se passe aujourd’hui, alors que la Tunisie a connu plusieurs présidents depuis 1987 ??? Et si elle croit en les paroles de Bourguiba, alors elle aurait dû nous donner à voir des jeunes qui ont bien réussis, des adultes qui assument bien leur rôle de parents responsables et aimant….Ce qu’elle n’a pas fait.

Journal télévisé de 20 heure de l’ORTF du 27 juin 1972 
à l’occasion de la visite à Paris du président Habib Bourguiba. 
Entretien mené par Jean-Pierre Enkiri

Un miroir que l’on promène le long d’un chemin

Cette définition d’un roman (4) pourrait tout aussi bien s’appliquer à Fallujah, puisque cette histoire met la lumière sur les travers de notre société. La délinquance juvénile, l’abondant des jeunes à leur sort, le pourrissement de l’enseignement avec des professeurs ne pensant qu’à leur salaire ou des surveillants ripoux et voyous, des familles défigurées, des parents irresponsables, le trafic de drogue généralisé…En fin de compte, tous les parents ont mal élevé leur progéniture. Le père de Nouh est violent et colérique, la directrice est crédule, Nour s’est permis des familiarités avec un mineur sous son autorité morale, le père de Hédi est gâteux, permettant à son fils, mineur non seulement de boire de l’alcool mais aussi de conduire sans permis, le père de Amal est un drogué qui entretient une relation extra-conjugale, la mère de Maram fait de même, dans la chambre voisine de sa fille, puis son père l’ignore complètement, le surveillant général du lycée est un ripoux, les autres enseignants ne pensent qu’à leur salaire, bref rien de positif !!! 
Etrangement, même Rahma, qui fait partie d’une famille que l’on aurait cru assez équilibré et uni pour affronter n’importe quel choc, a préféré fuguer que d’aller se confier à sa mère. Quel mauvais message Jemni voudra-t-elle faire passer ? Quoique fassent les parents, les jeunes sont de toutes les façons foutus ? Une génération Z comme zéro !


Fiction certes, mais se doit d’être vraisemblable

Le casting est réussi avec de jeunes acteurs plein de promesses et des comédiens confirmés qui ont excellé. Néanmoins, plusieurs défauts rendent ce travail souvent ennuyeux. Des séquences interminables avec musiques d’accompagnement tirant en longueur à n’en plus finir. Certains épisodes, surtout les premiers, sont vides, sans une réelle avancée dans la narration, alors que d’autres sont plus denses, un rééquilibrage aurait donné aux vingt épisodes davantage de constance et de consistance. La majorité des personnages sont bien construits, cohérents dans leurs réflexions et actions sauf Nouh et Nour. Après avoir été rebelle et inconstant, Nouh a commencé, grâce à Nour son professeur, à suivre les cours avec assiduité, il a été un des rares à être honnête dans le passage de l’examen, puis il a fait son enquête pour trouver le coupable de la malversation afin d’innocenter son professeur, pourquoi le transformer en un psychopathe ? Pourquoi Nour, son professeur que l’on croyait compréhensive et plus proche de ses élèves le croit malade, alors que l’amour n’a jamais été une maladie ?
Que dire de Brahim ? Pourquoi n’a-t-il pas crié son innocence lors de son interrogatoire ? Le secret qu’il a promis de ne pas révéler étant éventré. Il n’est plus tenu de respecter sa promesse puisque la famille de Rahma est désormais au courant de ce qui est arrivé à leur enfant ! Il aurait pu très bien déclarer qu’il n’y est pour rien, et qu’il suffit d’un test ADN pour prouver son innocence. Incompréhensible mutisme. Certes, la fiction est un travail de conception d’une autre réalité qui n’est pas vrai, mais cela n’empêche qu’elle se doit d’être vraisemblable.


Des scènes à oublier et d’autres inoubliables

Certaines scènes sont grandioses, je ne citerai que quelques-unes : le youyou de la mère de Rahma alors qu’elle quittait en pleure l’appartement de Brahim désormais devenu son beau-fils. Brahim souriant, exécutant quelques pas de danse lors du dernier épisode. Nidhal Saadi a joué son rôle d’un salafiste non violent, solitaire, intègre, conservateur et bienveillant à la perfection. Les colères du père de Nouh sont très justes et magnifiquement bien jouées par Mohamed Ali Ben Jomaa. Mais que penser de la scène où on voit la directrice quitter le lycée et faisant face à ses élèves qui font barrage à son départ ? Une scène mièvre, trop «scolaire», carrément infantile, comparé à la scène d’agression de Nour par Nouh dans son appartement, et de l’accident qui s’ensuivit qui sont d’une grande violence !… Dommage que ce travail ambitieux souffre de gros problèmes de styles, de rythmes et de tons.


Suspension consentie de l’incrédulité 

(5)« Mais c’est de la fiction »…Qui n’a jamais entendu ou lu cette réplique en guise de réponse ou de parade aux critiques formulées à propos d’un livre, un film ou un feuilleton ? D’abord, entendons-nous bien que ce n’est pas « de la fiction », mais « la fiction créée par quelqu’un ». La fiction comme lieu imaginaire, ou espace crée de toute pièce est toujours l’œuvre de quelqu’un qui a choisi, personnages, lieux, actions, réactions, ouverture et dénouement. Se cacher derrière le faux alibi, « c’est de la fiction », c’est nier son propre travail. Dans toutes les œuvres de fictions, qui est par définition une œuvre construite, préméditée, planifiée, la narration devrait obéir à une logique. Même dans les œuvres d’anticipations ou les films de science-fiction, si en accepte les préalables, ce qui vient par la suite doit se conformer à une logique. Si le film évoque les aventures d’un homme invisible, on prend cela comme un postulat, pour suivre le déroulement du film, et si l’homme invisible devient sans prévenir avare, immortelle ou volant, on crie notre désapprobation : désolé, on n’est pas d’accord, ces détails ne figurent pas dans le contrat ! Car il s’agit bien d’un contrat tacite établi entre nous les spectateurs et le réalisateur…Si on a choisi de regarder un travail fictionnelle, c’est que l’on s’est dit : « On va croire à ce que vous allez nous raconter ». En contrepartie, le réalisateur va bâtir sa fiction en respectant les spectateurs…Sinon le deal est rompu. Les exemples de motifs de rupture du contrat sont nombreux dans Fallujah : des scènes interminables qui ressemblent à du remplissage pour boucler l’épisode. Des fins d’épisodes qui coïncident avec le climax, ce qui fait retomber la tension toute de suite et énerve le spectateur. Par deux fois, et exactement de la même manière, on nous montre les mains puis le lendemain les pieds de celui que l’on croyait « séquestrer » Rahma. Puis à chaque fois vient la mention «réalisation Saoussen Jemni », annonçant la fin de l’épisode…cela démontre une pénurie manifeste d’idées.


Du Hitchcock de chez Jumia

La fiction de Saoussen Jemni, agace souvent le téléspectateur. Deux exemples qui mettent en scène la directrice du lycée. On la voit chez elle, on entend un bris de glace, puis on voit un pistolet collé sur le front de Nour, la professeure. La réalisation voulant jouer le twist, mais tombe lamentablement dans la maladresse, car il infantilise le spectateur… »Vous croyez que Nouh va s’en prendre à la directrice ??? On vous a eu, il va aller agresser son prof ». Méthode inélégante produisant un suspense artificiel et surtout illogique. L’autre situation incohérente et incompréhensible est celles des lycéens qui ricanent au passage de leur directrice après qu’ils ont appris ce qu’il lui est arrivé. Puis, quelques minutes plus tard, à sa sortie, lui font barrage pour qu’elle ne quitte pas le lycée. La réalisatrice ne nous a pas dit à quoi est dû ce changement radical. La fiction, celle de Jemni dans Fallujah ou de Star wars de Spielberg, est dans l’obligation de par ce contrat établi dès le générique que rien de ce qui va se passer ne doit désobéir à la causalité. Il n’y a pas de réaction sans qu’il n’ait une action qui la provoquée. La narration doit se soumettre à la causalité. Mais ici on a affaire à une Deus ex machina, « événement inattendu et improbable qui vient régler les problèmes du protagoniste à la dernière minute » (6), qui vient en fin de compte pour rétablir l’ordre, si au théâtre antique cela faisait partie du genre, dans un feuilleton réalisé au XXIe siècle cela dénote d’une carence d’idées.
Si les spots publicitaires qui se relaient, avant, pendant et après l’épisode nous matraquent de produits, yaourts, lessives, loteries, prestataires de services téléphoniques ou internet sont par la force des choses inévitables pour financer la production, je trouve l’insertion en surimpression de ces produits lors de la diffusion de l’épisode un autre motif de rupture de contrat de la fiction !!!!


Fausse fin

L’histoire de Fallujah tourne autour de Rahma et de Brahim…Et pourtant leur dernière scène est bâclée, ils avaient beaucoup de choses à se raconter, on nous a privé d’un bon moment de réconciliation subtile et romanesque.Le feuilleton aurait pu finir autrement qu’avec cette interminable selfie sans aucune morale à dispenser. N’était-il pas plus judicieux, pour valoriser l’enseignement et le savoir, de nous projeter un an après les faits pour nous montrer les protagonistes passant les épreuves du bac, dans leur lycée, et surtout à l’intérieur de la maison de correction pour Nouh et Hédi. Sans oublier de nous montrer Nour et la directrice officiants sous d’autres cieux. Les paroles de Bourguiba, prononcés aux génériques auraient alors une signification en rapport avec le contenu…Dommage que ce travail, très réussi sur plusieurs plans se fasse saborder par des choix malheureux, Jemni succombant à des facilités inappropriées. Il existe des ficelles plus pertinentes, plus intelligentes de vouloir tenir le spectateur en haleine que de couper l’épisode là où l’action est à son paroxysme. Dans une bonne fiction, rythmée, bien montée, les climax sont nombreux afin de tenir l’audience en éveille. Un autre montage, une mini-série de 6 épisodes, comme il est à la mode de faire aujourd’hui, aurait de meilleures notes, et surtout pourrait ambitionner d’accéder à l’internationale si on prenait la peine d’élaborer des sous-titrages ou un doublage.


Il y a urgence !

Ces derniers temps, je suis en train de revoir la série Urgences (7), je conseille Sami Fehri et Saoussen Jemni de faire de même… Un rythme soutenu, aucun temps mort, un montage fluide suivant le déroulement des faits, parfois saccadé, d’autres fois plus calme afin de soutenir le propos, des acteurs crédibles au point que l’on ne les imagine pas autrement qu’en tant de docteurs, infirmiers ou patients ! Pourquoi j’en parle ? Parce que les 331 épisodes de cette série culte ont été réalisés par des dizaines de réalisateurs, et même l’un d’eux par Tarantino, et des centaines de techniciens différents sur une quinzaine d’années, et pourtant on a l’impression qu’ils sont signés par la même équipe, alors que les 20 épisodes de Fallujah semblent avoir été dirigé par une dizaine de réalisateurs tant le rythme, le style, la teneur des épisodes sont disparates. S’il est malvenu, mais pas interdit, de s’inspirer un peu trop des travaux d’autrui, il est par contre vivement conseillé de s’imprégner de leur technique aboutie ainsi que leur respect, presque religieux, du spectateur. Pour finir sur une note positive, Fallujah est une réelle et audacieuse avancée dans la réalisation relativement aux travaux précédents du duo Fehri-Jemni. Le public tunisien était conscient au point de suivre cette fiction par des millions, record battu comme ce fut le cas de Har9a(8) les années passées. Vivement ramadan prochain !

(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Falloujah(2)

Le 19e et le 20e épisode ont été vu chacun par 4 millions de téléspectateurs, c’est à dire par le tiers de la population tunisienne, chiffres donnés par  Sygma Conseil !

(3) https://www.youtube.com/watch?v=kpP-pW-f5Ss(4) Citation de Stendhal à la suite de son roman « Le rouge et le noir » paru en 1830.(5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Suspension_consentie_de_l%27incrédulité

(6) https://fr.wikipedia.org/wiki/Deus_ex_machina

(7) https://fr.wikipedia.org/wiki/Urgences_(série_télévisée)

(8) http://du-photographique.blogspot.com/2021/05/harga-la-derniere-scene.html

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