Prisons Tunisiennes : L’insoutenable calvaire de Me Sonia Dahmeni

  • Par Ramla Dahmeni –

Depuis des mois maintenant, presque cinq, les lundis sont consacrés à Sonia. C’est d’elle que je parle et c’est d’elle qu’il faut parler. Mais aujourd’hui avant de vous donner des nouvelles je veux que vous sachiez ce que nous, familles, subissons à chaque fois que nous allons à la prison.

Nous faisons la queue devant la prison avec nos couffins remplis de nourriture et de vêtements, comme le reste des familles venues voir leurs proches. Avec le temps nous avons fini par nous connaître et créer des liens.

La douleur rapproche.

Nos bras sont chargés, le poids physique se mêle à la fatigue émotionnelle. Nous attendons dehors, devant la grande porte de fer qui nous sépare de nos proches, Il n’y a là que des mères, des pères, des frères, des sœurs et des enfants, les seuls autorisés à passer la lourde porte. Les visages sont fermés, certains résignés, d’autres tendus. Parfois, un regard, un sourire échangés, une petite discussion pour alléger l’attente. Mais toujours, le même silence lourd, l’angoisse qui monte en nous.

Une fois qu’on nous laisse entrer, nous sommes accueillis par une série de procédures qui ressemblent plus à un parcours d’humiliation qu’à des mesures de sécurité. Une fois nos documents d’identité et de visite vérifiés, nous passons un premier scanner, avant d’atteindre la salle d’attente. La il faut passer la nourriture et les affaires que nous avons apportées dans un deuxième scanner, pour vérifier qu’il n’y a rien de caché.

Chaque objet est minutieusement inspecté.

Dans cette salle d’attente, il y a deux bureaux vitrés, Le premier un guichet, sert à enregistrer nos noms et remettre nos téléphones. Aucun appareil électronique n’est autorisé, nous devons tout laisser derrière nous, comme si la coupure avec le monde extérieur devait être totale. Le second bureau est occupé par le personnel chargé des relations avec le public.

La salle d’attente est une pièce morne, aux murs ternes, sans fenêtres, sans lumière naturelle. Le mobilier est rudimentaire, des chaises.. Le bruit des familles qui chuchotent entre elles résonne dans l’air, créant un bourdonnement constant. On pourrait croire que cette attente n’est rien, mais c’est une attente pleine de tensions. Nous attendons parfois des heures, trois parfois, sans aucune information, sans savoir quand viendra notre tour.

Le temps se dilate, l’attente devient insupportable.

De l’autre côté de la vitre, les agents de la relation avec le public récupèrent livres, lunettes, médicaments.. tout ce que nous aimerions transmettre à nos familles et qui doit passer par un contrôle plus poussé.

Jusqu’à récemment, j’avais toujours trouvé ces personnes bienveillantes, attentives, et humaines, pas seulement avec nous, mais avec toutes les familles présentes.

Mais aujourd’hui, tout a changé, peut être trop de bienveillance ?

Aujourd’hui, l’ambiance dans cette salle d’attente a pris une tournure différente. Une femme que je n’avais jamais vu, arrogante et méprisante, s’est adressée à nous d’une manière insupportable. Derrière sa vitre, elle a hurlé : « Silence ! Taisez-vous ! Vous me donnez mal à la tête ! » Les familles, habituées à subir ce genre de comportement, se sont tues immédiatement. Mais pas moi.

« Non, je ne me tairai pas. » Elle s’est avancée vers moi, avec arrogance, en répétant : « Si, tu te tairas. » Mais je n’ai pas cédé. J’ai répété que je ne me tairai pas, que nous méritions du respect.

C’est alors que les autres familles présentes, inquiètes pour moi, m’ont demandé de me taire. Pas parce qu’elles désapprouvaient ce que je disais, mais par peur. Elles avaient peur que je sois arrêtée, juste pour avoir osé protester contre un ordre injuste. Voilà où nous en sommes aujourd’hui : la peur nous a amenés à nous censurer nous-mêmes. Face à l’arbitraire, face à un mépris total, nous sommes contraints de nous soumettre par crainte des représailles. Une peur si forte qu’elle pousse les familles à se taire devant des abus. Et arrêtée pour quoi ? Quelle loi nous interdit de parler dans une salle d’attente ? Quelle loi nous impose de nous taire alors que nous ne faisons que discuter entre nous ? Évidemment je ne me suis pas tue.

Nous avons finalement été appelés pour aller au parloir.

Une autre salle d’attente et un autre guichet où nous devons remettre les couffins de nourriture et de vêtements pour une inspection manuelle. C’est là que se prend la décision d’accepter ou pas ce que nous avons amené.

Ensuite, vient le moment du parloir. Le parloir est une pièce divisée en quatre sections, séparées par de grosses vitres. De l’autre côté, les prisonniers arrivent. Pour la majorité, les familles sont divisées sur les quatre boxes. Pour nous, c’est différent : nous passons toujours seuls, les trois autres parloirs fermés. Sonia arrive accompagnée d’une gardienne qui reste présente durant toute la visite. Nous sommes séparés par une épaisse vitre, froide et impénétrable, et devons parler à travers un vieux téléphone à l’hygiène plus que douteuse. Ce téléphone est notre seul lien, notre seul moyen de communication.

Aujourd’hui Sonia était comme toujours, forte et digne.

Je lui ai raconté la manifestation de samedi, les messages de soutien que nous avons reçus, et tout ce qui se passe à l’extérieur. Elle, en retour, m’a raconté la vie en prison. Ils ont décidé de repeindre sa cellule aujourd’hui, ainsi que celles d’autres prisonnières, je suppose. Pendant ce temps elles sont parquées avec toutes leurs affaires dans ce qu’on appelle l’“airia”, ou la cour, sur leurs matelas. elles sont dehors, leurs matelas posés à même le sol dur et sale, entourées de murs froids. Il n’y a aucun confort, aucune chaleur humaine dans cet endroit.

Sonia m’a dit « si au moins je pouvais voir le ciel bleu depuis cette cour »

Il n’y a toujours pas de parabole, et il semble que la décision ait été prise de ne plus jamais leur en installer. Sonia m’a dit que cela n’a fait qu’accroître les tensions à l’intérieur. Les esprits sont échauffés, les disputes plus fréquentes, et le stress monte chaque jour un peu plus. Elle m’a aussi confié qu’elle s’ennuie terriblement. Même si elle est autorisée à lire, les livres que je lui ai apportés, plus de quinze à ce jour, ne lui ont toujours pas été remis.

Elle n’a donc que peu d’évasion, et l’ennui devient insupportable.

Et puis il y a les petites humiliations du quotidien. Aujourd’hui, j’avais apporté un plaid en velours pour Sonia. Un simple plaid, doux, pour qu’elle ait un peu de chaleur, pour qu’elle puisse se sentir enveloppée de quelque chose de réconfortant. Mais il a été refusé. « Il y a une doublure » m’ont-ils dit, mais quand j’ai proposé de la découper, « Trop doux »,sous entendant « Trop bien pour une prisonnière.» Comme si le confort, même le plus petit, leur était interdit. On leur refuse tout ce qui pourrait leur apporter un peu de douceur, un peu de beauté dans cet univers gris et froid.

Ce plaid, c’était un geste d’amour, et ils l’ont refusé. Ils veulent les priver de tout, même de l’humanité la plus simple.

Le linge sale, contrairement aux hommes qui ont le droit de le sortir chaque semaine, doit être lavé par elles mêmes, mais reste toujours humide, il ne sèche jamais complètement. L’odeur de moisissure imprègne tout, une odeur qui colle à la peau et ne part jamais. C’est une lente dégradation, physique et mentale, qu’on leur impose, qu’on nous impose à nous, familles. On nous brise, petit à petit, à chaque visite, à chaque contrôle, à chaque attente interminable.

Et malgré tout cela, malgré ces conditions abominables, Sonia reste la même. Elle garde son sourire, sa force, ce regard qui refuse de céder. Elle est entourée de femmes qui, comme elle, se battent pour survivre à cet enfer. Elles créent des liens, une solidarité entre elles, car à l’intérieur, elles n’ont plus que cela : une famille recomposée, forgée dans la douleur et l’injustice. Ces femmes, on les a privées de leur liberté, mais elles se battent chaque jour pour ne pas perdre leur dignité.

Et moi, je continuerai à me battre pour elle.

NDLR

Bassem Trifi, Président de la Ligue Tunisienne de Défense des Droits de l’Homme lors de la conférence de presse, tenue au siège du Syndicat National des Journalistes Tunisiens, le 14 Septembre 2024 a également dénoncé l’injustice que subit Me Sonia Dahmeni :

https://www.facebook.com/ROOTSTV.TN/videos/1897050060789701

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