La baie de Monastir survivra

  • Par Sami Mhenni – Ingénieur en chef en science de la mer

Faut-il rappeler …

La vérité d’ordre naturelle s’impose au comportement des hommes à l’égard du milieu et de son exploitation. La mer est un microcosme solidaire, très solidaire même, auquel on ne peut jamais porter atteinte sans que tout soit mis en cause, dans l’immédiat, ou à terme, mais toujours dans un temps relativement court.

Quand on découvre le mal, il est souvent trop tard pour y porter remède. Ces menaces mettent en cause l’équilibre de la vie et le sens des lieux qui lui servent de support. Ces « déséquilibres » mettent en cause l’existence et la continuité de la vie parce qu’ils compromettent le renouvellement des générations de la faune et de la flore.

Depuis la nuit des temps …

La pêche côtière constitue l’une des activités économiques parmi les plus anciennes autour de la baie de Monastir (B2M) ainsi qu’en témoignent la richesse des vestiges s’étalant de la préhistoire au haut moyen âge.

Il faudrait insister en premier lieu sur le fait que les choix de vie des populations sont dictés par les productions naturelles et par les caractéristiques physiques du territoire. L’homme s’insère dans le milieu naturel comme une composante de l’écosystème en suivant les cycles biologiques et en utilisant le surplus de sa production.

Dans les représentations archéologiques de la faune marine autour de la B2M, on peut distinguer les familles suivantes : les mugilidés, les sparidés, les serranidés, les poissons plats et les « poissons anguilles ». On note aussi la présence de mollusques (poulpes, seiches), des méduses, des oursins et des crustacés. On remarquera que toutes ces espèces sont caractéristiques du domaine lagunaire et des zones de hauts fonds. Des mosaïques nous décrivent cinq techniques de pêche différentes : La pêche à la ligne, aux nasses, à l’épervier, au harpon et aux filets flottants et traînants. Les embarcations, des canots à coque de forme arrondie du type « Cymba » ou des barques effilées à l’avant du type « Vigelia » ou « Placida » y sont aussi représentées. Pour mettre en valeur la richesse halieutique de la région, on remarque que la présence des poissons dans tout le champ des mosaïques et les spécimens sont surdimensionnés.

Les Ribats avaient aussi servi comme guettes destinés à signaler le passage des bancs de poissons, surtout les thonidés. La grande concentration des Ribats serait en partie liée à la pêche des thonidés et le plus grand centre semble être à Monastir. Dans la biographie de l’ascète du Ribat de Lamta, Abu Harun Al Andalussi, mentionnait une variante plus petite de thonidés : Al Qalaqt, capturés uniquement dans la zone. La persistance de beaucoup d’appellations antiques issues du latin témoigne l’ancrage du système pêche dans la région : Mudjil (Mugil cephalus), shalba (Boops salpa), Mallu (Mullus) …etc. D’après Ibn hawqal, l’usage des enceintes en filets ou en palmes (Zrub, Charfia) était très répandu. Idrisi nous renseigne sur la pêche au thon : « Qu’on attrapait à coups de lances. Celles-ci ont le fer muni d’ailerons en relief qui pénètrent dans la chair et qui n’en sortent pas. A l’extrémité de la tige, il y a de longues cordelettes de chanvre ». La population de la région était réputée formant des marins de naissance «Homines in nutridos mari».

Selon quelques descriptions fournies par les textes anciens, la pêche antique dans la B2M était par sa technique primitive, beaucoup plus une pêche littorale artisanale qu’une pêche hauturière à grand rayon d’action : par manque de bateaux spécialement adaptés à naviguer en haute mer ou la médiocrité de l’armement. C’était essentiellement une pêche d’estuaires, de lagunes et de hauts fonds et certaines persistent jusqu’à aujourd’hui.

Une baie … une grande lagune très perturbée

La B2M se trouve au centre du Sahel tunisien. Elle a une surface d’environ 22000 Ha et une longueur de côtes de l’ordre de 24 km. Ces côtes sont situées à l’écart des courants marins ajouté à une faible bathymétrie aboutissent à des plans d’eau quasi stagnants.

La baie comporte des hauts fonds sableux qui représentent de véritables barrières physiques empêchant une bonne circulation et un bon renouvellement des eaux au niveau de la frange littorale. De plus, avec les différents bras de terre on est en présence d’un large bassin ressemblant dans sa dynamique aux lagunes semi-fermées voire même fermées où le renouvellement des eaux est difficile.

Jadis, un haut lieu de pêche côtière, la baie connait actuellement une dégradation alarmante de la biodiversité marine. En témoigne l’état de son herbier, premier maillant du réseau trophique marin. Un gigantesque incendie invisible est en train de brûler la végétation marine dans la baie sur des centaines d’hectares à l’abri des yeux. On n’a pas les images comme celles qu’on a eu des incendies de l’Australie ou de l’Amazonie.

On préfère vous laisser imaginer l’étendu des flammes sous la mer. Un indice ? En 1970, on avait recensé 31 espèces d’algues. Trente années plus tard (en 2001), les espèces d’algues répertoriées sont au nombre de 14. Soit la disparition de près de la moitié des espèces. Seules des espèces opportunistes et nitrophiles ont résisté à cette hécatombe (exemple : Ruppia sp, Cymodocea nodosa et Loripes lacteus).

Devant le rivage, ce « feu » n’a laissé que du « cendre ». On a actuellement une « bande littorale anoxique » marquée par un faciès organique large de quelques centaines de mètres à certaines zones. Au niveau de cette bande, le sédiment, sur une épaisseur pouvant aller jusqu’à 1 m, est pollué par une charge organique importante, par les sulfures d’hydrogène, par l’azote et le phosphore et par les hydrocarbures. Ce sédiment est insalubre et impropre à la vie. Il constitue un grave danger pour l’écosystème marin et pour l’homme. Cette caractéristique des sédiments est irréversible et ne peut s’assainir naturellement.

Pourquoi en sommes-nous arrivés à ce stade ?

La pêche :

L’activité de pêche était identitaire et traditionnelle mais actuellement, elle s’est fortement industrialisée. Une large gamme d’espèces est régulièrement exploitée mais il n’y a pas de statistiques sur la pêche dans le périmètre de la B2M.

Les ressources halieutiques sont atteintes à cause de l’utilisation de techniques de pêche interdites et à des très faibles profondeurs en dépit de la législation.

L’utilisation d’ederra est de plus en plus courante chez les pêcheurs à des faibles profondeurs et même à proximité des côtes raclant ainsi le fond et conduisant à une dégradation de l’écosystème côtier et une désertification des fonds. Cette technique de pêche est utilisée par gros temps, profitant de l’absence des pêcheurs artisanaux et des autorités de surveillance.

Au fil des années, on a assisté à la régression de la productivité de la pêche côtière à l’intérieur de la baie. Ce qui a poussé une partie de la pêche traditionnelle à arrêter leur activité d’autres ont choisi d’utiliser des nasses en plastique. Il en découle une situation problématique, encore une, et des nasses en plastique à perte de vue sur tout le littoral de la B2M. Des milliers de nasses en plastiques appâtés de déchets de volailles pour la capture des crabes de tous genres. Des tonnes de déchets de volailles sont ainsi injectés dans un système marin à caractéristiques lagunaires.

Les crabes sont utilisés par la suite pour appâter les poulpes toute l’année sans tenir compte de la législation qui régule la pêche aux poulpes.

Leur activité illégale sous couvert de « pêche loisir » a exterminé les stocks de poulpes et des daurades de la baie. Ils ont contribué ainsi à une mort lente de la pêche artisanale.

On estime à 300000 les nasses en plastique délaissées dans la baie qui continueront pendant des centaines d’années à « pêcher » et à polluer.

L’aquaculture :

Depuis 2008, le secteur aquacole a connu un tournant dans la B2M. Les fermes piscicoles s’y sont multipliées et la baie est devenue une zone majeure de la production aquacole nationale. Au niveau du Gouvernorat la production aquacole occupe la deuxième position après la pêche au feu. La multiplication des cages de grossissement des loups et daurades sur une zone à faible hydrodynamisme, la sédimentation des fèces des poissons d’élevage, la concentration des surplus d’aliments sur le fond et le jet des emballages d’aliments à la mer ont des impacts directs sur l’environnement marin de la B2M.

Ajouter à cela, les projets installés à l’ouverture de la baie forment comme une frontière qui empêche le renouvellement et le renforcement des stocks halieutiques.

D’ailleurs, depuis 2016, on ne donne plus d’autorisation pour l’implantation de nouveaux projets en attendant une étude d’impact des projets existants sur le milieu marin. Une étude qu’on attend depuis 2016 sans succès.

L’industrie :

Historiquement, la B2M avait toujours été connue pour son activité de pêche puisqu’elle était riche en ressources piscicoles : sa configuration en faisait une couveuse de poissons. A partir des années 80, la région a commencé à développer le secteur du textile et on y compte plus de 500 entreprises, dont environ une trentaine spécialisée dans les jeans délavés. Ces entreprises se débarrassent des eaux usées de traitement soit de façon anarchique dans les oueds, soit dans les canalisations d’eaux usées ménagères de l’Office National de l’Assainissement (ONAS), surtout la nuit ou le week-end lorsque les bureaux de l’administration de l’ONAS sont fermés et qu’il n’y a pas de contrôle.

Le tourisme :

L’activité touristique dans la baie c’est les îles Kuriat. Entre 45000 et 50000 estivants visitent les iles kuriat chaque été.

C’est la petite Kuriat (Coniglieri) qui est la plus visitée au départ du Port de plaisance de Monastir et à partir du port de Sayada. La grande Kuriat quant à elle est une île dont l’accès est réservé à une minorité de locaux, des scientifiques, des ONG et des chasseurs sous-marins,

Cette activité constitue une menace pour l’archipel. Les ordures, les déchets non dégradables, la préparation des repas sur place occasionnent la pollution et favorisent la prolifération de nuisibles. Sans oublier que l’augmentation des accostages et des mouillages impactent perceptiblement les herbiers de Posidonie.

L’ONAS :

Les stations d’épuration des eaux usées autour de la baie sont devenues vétustes et sont débordées car leur capacité est dépassée du double voire le triple. Les conséquences du déversement des eaux usées sans traitement dans la B2M sont dramatiques. La baie a perdu sa richesse et sa biodiversité : de nombreuses espèces de poissons ont disparu et les effectifs ont diminué, ce qui a porté un coup très dur aux petits pêcheurs, dont la plupart ont dû abandonner leur activité. A certains moments, surtout l’été, on a pu observer des hécatombes de poissons échoués sur les plages, des changements de couleur de l’eau de mer, devenue rouge à certains endroits, et des dégagements importants de sulfure d’hydrogène (H2S) dus à un phénomène d’eutrophisation. En fait, l’odeur due aux dégagements ne disparaît jamais. Ce phénomène est dû aux déversements d’eaux usées mais aussi aux nombreuses constructions de digues des ports de la baie qui ont empêché les courants marins de circuler le long du littoral.

La situation actuelle :

Durant les trois dernières décennies, le littoral de la B2M est le siège d’une multitude de rejets de diverses provenances à savoir le drain de la ville de Khnis, les courants de dérive littorale, les eaux usées de la zone industrielle et les eaux usées des stations d’épuration non conformes aux normes en vigueur. La B2M constitue également le réceptacle des eaux usées des agglomérations limitrophes qui ont engendré des changements remarquables sur la faune et la flore. Dans plusieurs zones l’eau est devenue boueuse et l’air est irrespirable à cause de présence abondante de sulfure d’hydrogène (port de Sayada).

La B2M est devenue, au fil des années, un véritable dépotoir toxique où se déversent résidus et produits chimiques non traités. C’est un désastre écologique et sanitaire, avec une explosion du nombre de maladies, que déplorent les habitants de la région (d’affections de la peau, d’asthme, et un nombre de cancéreux).

Et les changements climatiques …

Tous les experts et les scientifiques s’accordent sur le fait que notre mer méditerranée est un HotSpot des changements climatiques en cours et à venir. Notre B2M n’en sera pas épargnée.

L’augmentation de la température moyenne de l’eau de mer aura sans aucun doute des répercussions sur son écosystème su sa flore et sur sa faune.

Rappelons que c’est la température du sable qui détermine le sexe de bébé tortue caouane et que l’augmentation de la température moyenne favorisera l’éclosion de bébés femelles en majorité. On comprend l’étendue du malheur.

L’élévation du niveau de la mer va continuer en s’accentuant et on prévoit plus d’un mètre en moyenne en mer méditerranée. Que restera t il des iles kuriats et de Idzira (Ras Dimas) ?

Tout l’hydrodynamisme de la baie sera bouleversé et son caractère lagunaire perdu à jamais.

Que faire ?

Malgré le nombre important de mouvements sociaux qui ont accompagné la descente en enfer de la B2M, il faut encore sensibiliser les citoyens, les outiller et les mobiliser pour qu’ils influencent les décideurs dans le but d’aider toute la région à la transition vers un développement responsable autour de la B2M.

Notre baie est en train de perdre le premier maillon du réseau trophique marin : ses algues et autres phanérogames. Sur des centaines d’Ha, cette « végétation » est réduite en « cendre ». Sans flammes ni fumées, cet incendie se dirige vers le récif barrière de posidonie qui protège les iles kuriats de l’érosion marine.

Une Baie qui résiste encore grâce à ses « pompiers » venus à son secours des ONG mobilisées, des activistes jeunes et motivés, et des projets tels que celui Al-Kahina une solution proposé par FTDES pour l’épuration des eaux usées ménagères et industrielles et leur valorisation, le projet de l’APAL de réaménagement et de réhabilitation de la B2M et le dernier venu le potentiel « Contrat de Baie 2030 » proposé par l’association HOUTIYAT qui aspire à localiser autour de la B2M les objectifs de développement durable (ODD) à l’horizon 2030.

Pour mobiliser l’opinion publique de la région dans ce sens, des activistes ont pris l’initiative de lancer une pétition sur change.org intitulée : « Sauvons la baie de Monastir 2030 » qui résume les aspirations urgentes de nos concitoyens en cinq demandes à savoir :

  1. Déclarer l’ensemble de la B2M réserve marine d’importance méditerranéenne.
  2. Arrêter la pollution marine dans la B2M à la source.
  3. Adopter le projet Al-Kahina comme solution au problème de traitement et de réutilisation des eaux usées.
  4. Adopter le projet de réhabilitation de la baie (APAL) en tenant compte des ajouts et propositions de la société civile de la région.
  5. Interdire l’utilisation des nasses en plastique dans toute la baie et appliquer la loi contre les utilisateurs de la Derra et du Kiss.

Il faudrait aussi maintenir la flamme des revendications constitutionnelles légitimes quant au droit à la vie dans un environnement sain et donner une lueur d’espoir aux jeunes générations de la région que la baie ne sera jamais un grand cloaque à ciel ouvert. Leur donner une raison de plus pour ne pas risquer leur vie en prenant la mer vers l’Europe.

La nature a montré lors du shutdown à cause du Covid19, des capacités insoupçonnables de régénération. Nous devons l’aider. Il y va de notre survie.

Lien pétition :   https://chng.it/vYQXqHgC6S

Quelques références pour plus de détails :

APAL, (1999), Étude de gestion de la zone sensible littorale des îles Kuriat-Phase 1, Tunis, ministère de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire, 86 p.

APAL, (2001), Zone sensible littorale de Ras Dimes, Tunis, ministère de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire, 81 p.

APAL, (2009), Étude de la frange littorale de Monastir-Stratégie de réhabilitation-phase 1, Tunis, ministère de l’Environnement et du Développement durable, 432 p.

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Zaouali J., (2009), B2M : Expertise environnementale Partie 1 et partie 2.

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